jeudi 2 juin 2011

Les cons qu'ombrent les concombres

9 mois après sa brillante non-couverture des inondations au Pakistan, Léonard, jeune journaliste dynamique, continue son ascension (et ça tombe bien, c'est aujourd'hui) fulgurante dans sa non-moins brillante carrière de journaliste.
Maniant avec brio le conditionnel et les réseaux sociaux, qui sont les deux mamelles du web-journalisme 2.0, il a réussi à décrocher un poste très convoité, celui d'Assistant au Rédacteur en Chef Délégué aux Actualités Internationales. C'est lui qui, désormais, épluche les dépêches AFP (et les réseaux sociaux, parce qu'il ne faudrait pas oublier la base, quand même), et les présente au rédacteur en chef. 
Parfois, on lui demande même son avis sur les sujets à traiter ou à écarter : son avis est particulièrement écouté depuis qu'il a deviné avec justesse que les inondations au Pakistan, personne n'en aurait rien à carrer. Dans le monde du journalisme, c'est ce qu'on appelle avoir du flair. Et aujourd'hui, c'est ça qu'on cherche. Des mecs avec du flair, des mecs qui savent écouter la wave du web, et anticiper les buzz
Des gens qui font des enquêtes, savent garder traiter sans polémique les sujets brûlants, pas trop. Si ça faisait vendre, ça se saurait.

Un bon exemple de rédactrice en chef séléctionnée pour ses compétences.... en journalisme, bien entendu.
Ce matin là, Léonard arrive au bureau, auréolé de sa récente promotion. Son nouveau statut lui donne en effet l'autorisation sociale de draguer plus ouvertement Amandine, la petite stagiaire blonde et opulente, mais pas trop ouvertement non plus, parce que bon, "il s'agirait pas de finir comme DSK". Cette blague fait toujours autant marrer Gérard, son pote des horoscopes.

Sur la table ce matin là :
  • Une motion de censure proposée au parlement Japonais contre le premier ministre : Léonard envisage un moment le titre "Vote débridé au parlement des bridés", avant d'abandonner l'idée.
  • Les Emirats arabes unis ont entamé des négociations pour ajouter le Yuan à leurs réserves de devises : Bon Dieu, mais qu'est-ce qu'on en a à foutre ?, pense Léonard.
  • Les émeutes politiques se poursuivent au Burkina Faso : Ils s'arrêtent jamais d'inventer des pays, en Afrique ?
  • Le conflit en Lybie, les émeutes en Syrie, la crise nucléaire au Japon : c'est has-been, tout ça (le mot "éculé" n'a jamais existé qu'avec un "n" dans le vocabulaire de Léonard).
  • Alerte sanitaire : des doutes sur une bactérie en provenance d'Espagne.
Sur la dernière dépêche, Léonard s'arrête un moment. Normalement, une alerte sanitaire, c'est pas très bankable, mais on a déjà eu des exemples qui ont bien marché. La grippe A, la grippe aviaire, ça a fait un peu flipper les gens, et par voie de conséquence, ça a fait vendre.

Par contre, une bactérie au nom compliqué, c'est pas très sexy. Quoique, remarquez, une bactérie qui s'appelle Escherichia et qui provoque des diarrhées, c'est rigolo. Peut-être un titre du style "La Escherichia(nte) coli(que)", dans ce cas...
Mmmh, et puis non : il va falloir renommer tout ça. On avait renommé le virus H5N1 en grippe du poulet asiatique, la grippe H1N1 en grippe du porc mexicain, alors il va falloir trouver quelque chose du même acabit. 

Un rapide coup d'oeil sur la dépêche déclenche immédiatement un déclic dans l'esprit de Léonard. On suspecterait des concombres cultivés en Espagne d'être vecteurs de la maladie. 
Et là, d'un coup, on peut avoir un élément qui fait peur. "Les concombres espagnols seraient dangereux". Mmmh. Pas mal, mais pas encore terrible, se dit Léonard. Non, des concombres, ça ne fait pas peur. Il faut encore personnaliser d'avantage la menace. "La menace du concombre espagnol". Mieux, mais pas encore génial. "L'Allemagne tremble devant le concombre tueur espagnol". Aaah, là, on tient quelque chose, se dit Léonard.

Quinze minutes plus tard, le rédacteur en chef a approuvé, et le titre fait déjà la Une du journal sur Internet. 

Un portrait robot du tueur a d'ores et déjà été diffusé à Interpol.

Malheureusement, les journalistes comme Léonard sont légions. Loin de chercher à informer les gens, on cherche à faire peur pour faire le buzz. Et de part et d'autre, les rédactions personnalisent la bactérie pour en faire un véritable tueur en série : "Le spectre du concombre tueur touche la France" (un site d'information, 30 mai), "La traque au concombre tueur" (France 3, 30 mai), et l'appellation "concombre tueur" est largement reprise par les médias français (Le Monde, le Nouvel Obs, le Figaro...).

Le Post, qui est un peu au journalisme ce qu'un furoncle serait au postérieur de Natalie Portman, fait même un dossier "Faut-il avoir peur du concombre tueur ?". En soi, si dans le titre on nous parle déjà de "tueur", on cherche à peine à nous orienter vers la réponse "Oui, courez, barricadez-vous à double tour dans votre salle de bain, et n'hésitez pas à signaler à la police tout concombre suspect qui s'exprimerait avec un fort accent espagnol." Un titre du style "La bactérie Escherichia coli est-elle un buzz médiatique dont on n'a absolument rien à craindre ?", aurait orienté le lecteur vers une réponse totalement opposée. Et sans doute plus juste.

Parce que, essayons de replacer un moment les choses dans leur contexte, et surtout de les relativiser. Soit ce que devraient normalement faire les journalistes professionnels. 
Tous les ans, la grippe saisonnière touche en France entre 2 et 8 millions de personnes, pour faire entre 1500 et 2500 morts (source: Institut Pasteur, 2009). Mais elle n'est transportée ni par un légume, ni par un animal, et elle ne nous vient pas de l'étranger. Alors forcément, c'est moins vendeur. Et puis elle revient tous les ans en plus. Alors, maintenant, on la connaît bien. Les gens se sont également rendu compte qu'il n'y avait pas de raison de paniquer, et que, malgré des chiffres impressionnants, cela n'avait aucune raison de faire les gros titres des journaux.
Là, c'est différent. C'est nouveau, c'est frais, on peut mettre des titres ravageurs à des articles surchargés en conditionnel, et surtout, à défaut de les informer, on peut faire peur aux lecteurs. Alors, pourquoi s'en priver ?

J'attends avec impatience l'adaptation cinématographique : "World invasion : l'attaque des concombres tueurs espagnols". Remarquez, on n'est pas passé loin : on avait déjà eu l'Attaque des tomates tueuses, et l'Attaque de la Moussaka géante (hélas, si...).

Jusque dans les images, tout est choisi pour effrayer. Du Monde.fr, qui nous met une photo d'étal de marché pour nous dire "Attention, ce concombre que vous croisez toutes les semaines au marché peut vous tuer", au Nouvel Obs, qui nous prend une photo aux couleurs flashies d'une bactérie qui n'est même pas celle incriminée, on atteint des sommets. Mais la palme revient sans doute au Figaro, qui n'hésite pas à retoucher une photo de concombre pour nous le rendre véritablement effrayant. Un concombre... Rendez-vous compte à quel point nous sommes tombés bas.

Ou comment le Figaro essaye de vous faire peur avec un concombre...
J'aimerais imaginer la scène qui a conduit les journalistes à ceci :
"- Bon, cette histoire de concombre tueur, c'est pas mal, mais il nous faudrait des images un peu choc.
- Genre, quoi ?
- Genre, je sais pas, des images choc.
- Mais, patron, ça reste un concombre. Ca fait pas peur, un concombre. A la limite, ça pourrait faire peur à une femme de chambre du Sofitel, mais...
- Eh bein, arrangez-vous pour me le rendre effrayant. Retouchez-le, rajoutez-lui un brassard nazi, ou donnez-lui les traits de Valérie Damidot, faites ce que vous voulez, mais rendez-moi ce concombre effrayant".

Alors que moi, j'ai vu des images autrement plus effrayantes... Mais je m'éloigne de mon sujet.

Pour l'affaire du concombre tueur comme pour l'affaire DSK, il ne faudrait pas louper une occasion de faire des amalgames. Une interview largement relayée dans la presse précise que les producteurs français s'inquiètent, et déclarent que les concombres français peuvent être consommés sans crainte, au motif que :
Les conditions de production française n'ont rien à voir avec celles pratiquées en Espagne tant d'un point de vue environnemental que social.
Alors là, j'applaudis. Faire une telle déclaration alors qu'on ne sait pas encore d'où pourrait provenir la bactérie, c'est très fort. 
Déjà, les deux producteurs suspectés en Espagne étaient, l'un cultivateur bio, l'autre un cultivateur traditionnel (comprenez qu'il utilise plein d'engrais et de pesticides pour faire pousser ses concombres). Alors je serais curieux de savoir comment les production françaises peuvent "ne rien avoir à voir" avec ça. En France, on cultive les concombres, ni avec des produits, ni de manière bio : les concombres sont pondus par des poules élevées au lait de chèvre, alors on est sûrs à 100% qu'ils ne portent pas de bactérie...
Et deuxième point, les conditions de productions françaises n'ont rien à voir avec les conditions espagnoles d'un point de vue social... Prenez le temps de relire calmement. Vous ne le saviez peut-être pas, mais, le salaire que vous donnez à vos employés agricoles influe directement sur les bactéries qui se retrouvent dans les concombres. C'est surprenant, mais c'est comme ça. Ou alors, ça signifie qu'en France, on accorde une considération sociale importante aux concombres eux-mêmes : on leur donne le droit de grève, on leur fait toucher le RSA, et, eux, tout reconnaissants, en échange, ils acceptent de se débarrasser de leurs bactéries.

Je ne sais pas ce qui m'afflige le plus : le fait que quelqu'un puisse dire ça sérieusement, ou le fait que son propos soit largement relayé dans la presse nationale.

Les techniques du journalisme moderne permettent de relayer les propos des vrais spécialistes.

Tout ça pour découvrir, au final, que les concombres espagnols n'ont rien à voir dans cette histoire... Et tant pis si les cultivateurs espagnols n'arrivent plus à vendre leur production pour un petit bout de temps. Tant pis si 4 pays ont décrété un embargo sur les importations de légumes espagnols. Tant pis si la Russie a décrété une interdiction pour tous les légumes européens. Et tant pis si tout cela aurait pu être évité en faisant simplement preuve d'un peu de professionnalisme dans la presse.

"Les ravages économiques du conditionnel dans la presse", ça, ce serait un vrai titre. C'est peut-être un article que je pourrais faire... Ou alors, je pourrais faire des articles au conditionnel, et dire que j'informe les gens...
Mmmmh, je penche sérieusement pour la seconde solution. Si on pouvait faire fortune en faisant du journalisme sérieux, ça se saurait.

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